Éditorial
Egarement
laurent joffrin
Liberation : samedi 16 février 2008
Au cœur des petits cénacles se préparent souvent les grandes polémiques. Dans plusieurs cercles intellectuels, la démocratie se retrouve bizarrement au banc des accusés : il faut s’en soucier, sinon s’en alarmer. Certes ses nouveaux contempteurs, un Badiou, par exemple, dont le livre rencontre un succès inattendu, ou un Žižek, ogre mangeur d’humanistes bêlants, remuent de très vieilles idées. De l’expérience totalitaire, ils ont beaucoup oublié et fort peu appris. Leur critique de la «démocratie formelle» exhale un parfum rance de sacristie marxiste. Leur éloge de la radicalité laisse transparaître une douteuse indulgence pour la violence politique. Pourtant on aurait tort de tenir ces égarements pour quantité négligeable. Pas seulement parce que le frisson de la subversion leur assure une influence parisienne indéniable. Les plus convaincus soutiens du système démocratique ne peuvent pas nier que le régime de leur cœur rencontre un discrédit inquiétant quoique diffus. L’inégalité, l’injustice, qui servent décidément de carburant au mouvement de l’époque, alliées à la vacuité marchande, bouchent l’avenir aux yeux d’une part croissante de la population. La démocratie, qui procure souvent prospérité (relative) et paix civile, est chiche d’espoir et d’enthousiasme. Autant que se gendarmer devant les importuns, les démocrates doivent surtout réinventer l’idée même de progrès. Faute de quoi ils laisseront de plus en plus le champ libre aux nostalgiques des utopies de fer et de sang.
Alain Badiou, Slavoj Žižek… Des philosophes mettent en cause la démocratie électorale. Critique salutaire ou retour des vieux démons ?
Eric Aeschimann
Liberation : samedi 16 février 2008
Malaise dans la démocratie, brouillard sur les urnes. Est-ce l’effet retard d’une succession de scrutins aux résultats déroutants pour la gauche ? Un mouvement d’humeur face à la démocratie libérale triomphante ? La nouvelle lubie de quelques philosophes ? Ou une crise plus profonde ? Le fait est là : la démocratie, en tout cas dans sa forme électorale, est mal en point et les intellectuels viennent à son chevet. Certains pour se demander ce que signifie cet accès de fièvre. D’autres, plus radicaux, pour affirmer que, dans un monde plus complexe et plus inégalitaire que jamais, le système représentatif ne permet plus au plus grand nombre de participer à la prise de décision collective et qu’il faut désormais s’interroger sur ses fondements même. Punir les élus. Le constat, d’abord. Il traverse les clivages politiques. Venus de la gauche antitotalitaire, des historiens des idées tirent la sonnette d’alarme. «La démocratie d’élection s’est incontestablement érodée», écrivait Pierre Rosanvallon fin 2006 dans La Contre-Démocratie. Proche de la deuxième gauche, il y décrivait les diverses formes de la «défiance» démocratique, de la «démocratie négative» : abstention, manifestations, volonté de surveiller et de punir les élus. Dans l’introduction du premier tome de L’Avènement de la démocratie, paru à l’automne, son collègue Marcel Gauchet préfère parler d’«un e anémie galopante», une «perte d’effectivité» qu’il attribue à une «crise de croissance» de grande ampleur. L’ironie veut que ces analyses se développent au moment même où, pratiquement à l’opposé de l’échiquier intellectuel, la critique de la «démocratie formelle», aussi vieille que le marxisme, connaît une deuxième jeunesse. En témoigne le succès inattendu du petit essai du philosophe, Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, véritable charge contre la loi des urnes. «Tout le monde voit que la démocratie électorale n’est pas un espace de choix réel», écrit-il. Face à la «corruption» des démocraties par les puissances de l’argent, l’heure serait venue de définir «une nouvelle pratique ce qui fut nommé "dictature" (du prolétariat). Ou encore, c’est la même chose : un nouvel usage du mot "Vertu".» Plusieurs voix se sont élevées - celles de Bernard-Henri Lévy ou du critique littéraire Pierre Assouline - pour dénoncer le retour d’une rhétorique associée au communisme stalinien. Michel Taubman, directeur de la revue Le Meilleur des Mondes, guère suspect de complaisance envers la pensée gauchiste, affiche, lui, une certaine placidité : «Il y a trente ans, en France, 20 % de la population dénonçait la démocratie bourgeoise et croyait à la dictature du prolétariat. On vivait avec. En réalité, ces intellectuels radicaux ne représentent rien, car, aujourd’hui, même Besancenot défend la démocratie électorale.» Pourtant, que la discussion prenne en France une tournure si véhémente n’est pas un hasard. «Les Français sont, au plan européen, les plus pessimistes sur leur démocratie et leurs représentants», note Stéphane Rozès, directeur de l’institut CSA. La crise, diagnostique-t-il, est «spirituelle» et sanctionne le discours d’impuissance tenu par les responsables politiques face à la mondialisation. «Impuissance». Abstention à la présidentielle de 2002, victoire du non au traité constitutionnel européen, coups de cœur aussi brusques qu’éphémères pour Ségolène Royal puis François Bayrou, participation massive pour le sacre de Nicolas Sarkozy, scrutins locaux transformés en défouloirs, la boussole s’affole. Ni les frasques sarkoziennes ni la ratification du mini traité européen ne devraient contribuer à restaurer la confiance dans les vertus du bulletin de vote. De quoi conforter Badiou, pas fâché de constater dans son livre : «L’impuissance était effective, elle est maintenant avérée.» «Les Français ne reprochent pas aux politiques leur manque de proximité, mais leur irresponsabilisation», reprend Rozès, ajoutant que les Français y sont d’autant plus sensibles que leur vivre-ensemble n’est pas fondé sur la religion ou l’ethnie, mais sur le partage d’idéaux politiques. Reste à se mettre d’accord sur les causes de l’impuissance démocratique. C’est tout l’enjeu de la réflexion qui s’engage. Pour Marcel Gauchet, l’avènement d’une conception hypertrophiée des droits de l’homme a fini par priver la collectivité de tout moyen d’action. Patrick Braouzec, député communiste de Saint-Denis, pense au contraire que «à côté des élections, auxquelles les gens sont très attachées, mais qui constituent un moment spécifique, la démocratie ne peut que s’atrophier si elle ne s’appuie pas également sur une démocratie participative et sur le mouvement social». Un «mouvement social» aux contours flous - manifestations de rue, soutiens aux enfants sans-papiers, opérations médiatiques des Enfants de Don Quichotte… - et qui, poussé à l’extrême, rappelle le titre d’un livre du philosophe John Holloway, en vogue chez les altermondialistes : Comment changer le monde sans prendre le pouvoir. Faire de la politique, d’accord, mais hors les urnes. Le philosophe slovène Slavoj Zizek, star des campus américains et habitué des blagues provocatrices, va encore plus loin en estimant que seule «la violence populaire» permettra aux classes défavorisées de se faire entendre dans des démocraties libérales. Žižek publie ce mois-ci en France un recueil des «plus beaux discours de Robespierre», précédé d’une longue introduction où il se demande comment «réinventer une terreur émancipatrice». Icône de la pop-philosophie, connu d’abord pour ses analyses du cinéma hollywoodien, l’homme est pourtant le contraire d’un nostalgique. Il a combattu en son temps le «socialisme réel» dans la Yougoslavie titiste et participé aux premiers pas de la démocratie slovène. Sa radicalisation semble montrer que le désenchantement démocratique ne saurait se réduire à une exception française. «Arrogance occidentale». C’est que, un peu partout sur la planète, les processus de démocratisation connaissent des ratés, d’ordres divers, qui mettent à mal la «promotion de la démocratie», pour reprendre le vocabulaire en usage à l’ONU depuis les années 90 : l’Irak et l’Afghanistan, mais aussi la Russie reprise en main par Poutine, l’Algérie ou la Palestine où les islamistes se sont vus confisquer leurs victoires gagnées par les urnes. Ou encore, la montée des populismes en Pologne, au Danemark, en Belgique. Voire une Amérique qui, pour imposer la démocratie, n’a pas hésité à transgresser les principes élémentaires du droit. De quoi nourrir pour un bon moment le débat. Car, qu’on le veuille ou non, celui-ci est ouvert. Dans le numéro de janvier de la revue Esprit, Pierre Rosanvallon pointait «une certaine arrogance occidentale et un certain aveuglement sur la nature et les problèmes de la démocratie.» En publiant les interviews de Marcel Gauchet et Slavoj Zizek, Libération verse deux pièces au dossier. ............................................................................................................................................................
«Nous allons devoir redevenir utopiques»
Slavoj Žižek plaide pour une mobilisation populaire :
Recueilli par
ÉRIC AESCHIMANN (à Ljubljana)
Liberation : samedi 16 février 2008
Slavoj Žižek est philosophe. Il publie et préface deux anthologies «rouges» : Robespierre : entre vertu et terreur, (éd. Stock) et Au bord de la révolution. Lénine commenté par Žižek (éd. Aden). Quelle critique faites-vous à la démocratie ? Peut-être la même que les conservateurs… Les conservateurs ont le courage d’admettre que la démocratie est dans une impasse. On s’est beaucoup moqué de Francis Fukuyama lorsqu’il a annoncé la fin de l’histoire, mais aujourd’hui, tout le monde accepte l’idée que le cadre démocratico-libéral est là pour toujours. On se contente de réclamer un capitalisme à visage humain, comme on parlait hier d’un communisme à visage humain. Regardez la science-fiction : visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Le capitalisme, c’est la cible, derrière la critique de la démocratie ? Soyons clair : l’Europe de l’après-guerre a connu un niveau moyen de bonheur jamais vu. Mais quatre problèmes majeurs viennent déséquilibrer le modèle démocratico-libéral. 1) Les «sans-part», les sans-papiers, sans-abri, sans-emploi, ceux qui ne participent pas à la vie de la communauté, dont l’Etat ne s’occupe plus. 2) La propriété intellectuelle, que le marché ne parvient plus à réguler, comme le montre le destin délirant de Bill Gates, fondateur de Microsoft. 3) L’environnement, dont la régulation peut assurer le marché lorsque la pollution est mesurable, mais pas quand le risque devient incalculable - Tchernobyl, les tempêtes… 4) La biogénétique : est-ce au marché de dire où commence l’humain ? Dans ces quatre domaines, ni la démocratie libérale, ni le capitalisme global n’apportent les bonnes réponses. Quelle alternative ? Je ne suis pas crétin, je ne rêve pas à un nouveau parti communiste. Ma position est plus tragique. Comme tout marxiste, j’admire la productivité incroyable du capitalisme et je ne sous-estime pas l’utilité des droits de l’homme. L’arrestation de Pinochet a joué un rôle psychologique très important au Chili. Mais regardez le vénézuélien Chávez. On dit qu’il est populiste, démagogique, qu’il ne fait rien pour l’économie, que cela va mal finir. C’est peut-être vrai… Mais il est le seul à avoir inclu les pauvres des favelas dans un processus politique. Voilà pourquoi je le soutiens. Quand on critique sa tentation dictatoriale, on fait comme si, avant lui, il y avait une démocratie équilibrée. Or, c’est lui, et lui seul, qui a été le vecteur de la mobilisation populaire. Pour défendre ça, je pense qu’il a le droit d’utiliser l’appareil d’Etat - appelez cela la Terreur, si vous voulez. Pour les penseurs libéraux, capitalisme et démocratie restent inséparables. On l’a beaucoup dit, mais en Chine est en train de naître un capitalisme autoritaire. Modèle américain ou modèle chinois : je ne veux pas vivre dans ce choix. C’est pourquoi nous allons devoir redevenir utopiques. Le réchauffement climatique va nous amener à réhabiliter les grandes décisions collectives, celles dont les penseurs antitotalitaires disent qu’elles mènent forcément au goulag. Walter Lippmann a montré qu’en temps normal, la condition de la démocratie, c’est que la population ait confiance dans une élite qui décide. Le peuple est comme un roi : il signe passivement, sans regarder. Or, en temps de crise, cette confiance s’évapore. Ma thèse est de dire : il y a des situations où la démocratie ne fonctionne pas, où elle perd sa substance, où il faut réinventer des modalités de mobilisation populaire. D’où votre éloge de Robespierre. La Terreur ne se résume pas à Robespierre. Il y avait alors une agitation populaire, incarnée par des figures encore plus radicales, comme Babœuf ou Hébert. Il faut rappeler qu’on a coupé plus de têtes après la mort de Robespierre qu’avant - mais lui avait coupé des têtes de riches… En fait, il est resté très légaliste. La preuve, il a été arrêté. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est ce que Walter Benjamin appelle «la violence divine», celle qui accompagne les explosions populaires. Je n’aime pas la violence physique, j’en ai peur, mais je ne suis pas prêt à renoncer à cette tradition de la violence populaire. Cela ne veut pas toujours dire violence sur les personnes. Gandhi, par exemple, ne s’est pas contenté d’organiser des manifestations, il a lancé le boycott, établi un rapport de force. Défendre les exclus, protéger l’environnement passera par de nouvelles formes de pression, de violence. Faire peur au capitalisme, non pour tuer, mais pour changer quelque chose. Car sinon, on risque d’aller vers une violence plus grande, une violence fondamentaliste, un nouvel autoritarisme. Dans la perspective d’une «violence populaire», un intellectuel sert-il à quelque chose ? A en prévenir les formes catastrophiques. A faire voir les choses autrement. Deleuze disait que s’il y a de fausses réponses, il y a aussi les fausses questions. Un conseil de philosophes ne peut pas établir un projet pour mobiliser les masses. Mais on peut jeter les idées et peut-être quelque chose sera récupéré. Les émeutes des banlieues en France sont nées d’un mécontentement non-articulé à une pensée, même de façon utopique. C’est ça, la tragédie. Vos amis à gauche pensent-ils comme vous ? Ce qui domine, surtout aux Etats-Unis, c’est un gauchisme libéral, tolérant, pour lequel la moindre allusion à la notion de vérité est déjà totalitaire, où il faut respecter l’histoire de chacun. Pour le philosophe Richard Rorty, ce qui définit l’homme, c’est sa souffrance et sa capacité de la raconter. Je trouve assez triste cette gauche de ressentiment et d’impuissance. ...........................................................................................................................................................
«Les droits de l’homme paralysent la démocratie»
Pour Marcel Gauchet, la sacralisation des libertés nuit à la
collectivité :
Recueilli par É.A.
Liberation : samedi 16 février 2008
Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat, vient de publier les deux premiers tomes de L’Avènement de la démocratie: 1. La révolution moderne. 2. La crise du totalitarisme, chez Gallimard. (Libération du 8 novembre 2007). Vous semblez partager le constat de Žižek d’une crise de la démocratie en général et de ses fondements juridiques en particulier : les droits de l’homme. Oui, il y a une crise de la démocratie, une crise profonde. Mais, contrairement à Slavoj Žižek, je ne parlerais pas d’une crise des fondements de la démocratie que sont les droits de l’homme. Tout au contraire, ceux-ci se portent si bien qu’ils sont en train de mettre en péril ce dont ils sont supposés être le socle. C’est la poussée ininterrompue et généralisée des droits individuels qui déstabilisent l’édifice. La crise actuelle a ceci d’extraordinaire qu’elle résulte d’une prise de pouvoir par les fondements : à être invoqués sans cesse, les droits de l’homme finissent par paralyser la démocratie. Si la démocratie peut être définie comme le pouvoir d’une collectivité de se gouverner elle-même, la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance. Est-ce une crise sans précédent? On peut la comparer à la crise que connurent les démocraties parlementaires européennes au début du XXe siècle et qui ne s’est vraiment résorbée qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux crises ont en commun une affirmation forte des principes démocratiques. C’est pourquoi je parle de "crise de croissance". Mais, en 1900, l’ordre du jour, c’est l’entrée des masses en politique, la question sociale, la revendication de tirer toutes les conséquences du suffrage universel. Dans les années 2000, à l’opposé, le problème, c’est le triomphe des droits individuels et l’éclipse des collectifs, qu’il s’agisse des masses, des classes ou des nations. On a l’impression que, pour vous, la démocratie est l’horizon indépassable de l’humanité. La démocratie n’est peut-être pas l’horizon indépassable de l’humanité - ce serait bien présomptueux de le dire - mais elle est certainement celui de la séquence historique à laquelle nous appartenons. Le travail démocratique à l’œuvre dans nos sociétés vient de très loin, s’inscrit dans un processus extrêmement puissant, engagé depuis au moins cinq siècles. La sortie de la religion, qui constitue le cœur de cette révolution moderne, se poursuit. Je ne vois pas ce qui serait en train d’ introduire une direction nouvelle. Je dirais même que les choses se sont clarifiées. Il y a quarante ans - en Mai 68 - on pouvait raisonnablement se demander si l’horizon du monde était le socialisme (démocratique ou non) ou la démocratie (sociale ou non). La marche des événements nous a apporté la réponse : c’est la démocratie. Aujourd’hui, l’enjeu est d’inscrire le socialisme (j’emploie le terme «socialisme» dans son sens philosophique) dans la démocratie, non l’inverse. Certains voient dans la réhabilitation de la violence révolutionnaire par Žižek ou dans le succès d’Alain Badiou qui défend «l’hypothèse communiste» une menace pour la démocratie. Est-ce votre analyse ? Je ne vis pas dans la peur, car, outre que l’âge des totalitarismes me semble derrière nous, ces propositions m’apparaissent surtout comme tragiquement irréelles. Elles témoignent de la décomposition de l’intelligence politique de la gauche extrême. Celle-ci semble n’avoir plus à se mettre sous la dent que des postures simplistes et narcissiques de radicalité qui ne coûtent pas cher puisqu’elles sont dans le vide. Je suppose que, psychologiquement, elles font du bien à ceux qui s’y rallient, mais, politiquement, elles ne pèsent rien, ne dérangent personne et surtout pas le pouvoir auquel elles sont supposées lancer un défi. On pourrait même dire qu’une part de ce succès tient à ce qu’il s’inscrit parfaitement dans la stratégie de communication de Sarkozy : ouverture à gauche pour couper l’herbe sous le pied au PS vers le centre gauche ; et promotion de l’extrême gauche, avec Besancenot tous les soirs à la télévision. Le but étant de pouvoir dire : «entre l’extrême gauche et nous, il n’y a rien.» Néanmoins, le débat sur la démocratie est bel et bien ouvert. Tant mieux ! On peut facilement s’entendre sur le constat de départ : la crise de la démocratie est une crise d’impuissance. A cela, l’analyse de Žižek est classique : c’est la faute au capitalisme. Mon explication est différente. Le règne du néolibéralisme n’est pas la cause, mais l’effet d’une transformation plus profonde dont l’explosion des droits individuels est la manifestation centrale. Le modèle du marché doit son poids croissant à la déliaison généralisée des acteurs. C’est bien pourquoi il envahit aussi la politique. Le problème, dans ces conditions, n’est pas d’abolir le capitalisme (comment ?), il est de trouver des prises sur la société telle qu’elle est dans son ensemble, au-delà de l’économie. Prenez l’Education nationale : ce n’est pas la mondialisation qui est responsable de ses difficultés. Leur solution est à notre portée, dans le cadre national. Encore faut-il se donner la peine de l’analyser. Les démocraties sont nées de révolutions. Pourquoi ne pourrait-on pas parler de révolution aujourd’hui ? Quel en serait l’agent politique ? Entre la bourgeoisie et la noblesse, l’affrontement était clair. Entre les prolétaires et les capitalistes aussi. Aujourd’hui, l’idée de révolution est une pétition de principe qui n’a pas l’ombre d’un ancrage social. J’ai beaucoup lu Marx et je le lis encore - et je l’enseigne. Ce qu’il m’a appris, c’est qu’une «hypothèse», pour reprendre le mot d’Alain Badiou, n’a d’intérêt que si elle a les moyens de sa réalisation. Brandir le mot de communisme comme une espèce de surmoi sans base, c’est faire du bruit avec la bouche pour impressionner les gogos. ...........................................................................................................................................................
Pour Olivier Mongin, le modèle est «miné»
Liberation : samedi 16 février 2008
Directeur de la revue Esprit, Olivier Mongin (1), replace pour Libération la crise de la démocratie dans son contexte historique : «Il faut revenir à 1989 et à la perspective d’une expansion mondiale de la démocratie. Car, depuis, bien des évolutions sont allées dans le sens d’un recul démocratique. D’un point de vue endogène, la démocratie apparaît anthropologiquement minée par les dérives de l’individualisme. D’un point de vue exogène, elle est fragilisée de fait par la guerre en Irak, qui a ruiné l’idée d’une exportation imposée de la démocratie et les régimes autoritaires type Poutine se sont consolidés ; par le nouveau capitalisme post-fordiste, "séparateur" et inégalitaire, dont la tendance à la privatisation va à l’encontre d’une représentation du bien commun ; enfin, par les logiques d’entre soi et l’avènement du néo-libéralisme, qui entravent la nécessaire conflictualité de la vie démocratique. En France, sarkozysme aidant, la représentation politique est disqualifiée au profit de la représentation médiatique. Pour autant, s’en prendre à l’affaiblissement national et mondial de la démocratie représentative pour prôner la seule démocratie directe ne peut qu’accélérer l’appauvrissement de la culture démocratique. On ne répondra pas aux indéniables faiblesses de la démocratie en vouant l’égalité des médiocres aux gémonies ou en méprisant la représentation politique, mais en revalorisant simultanément démocratie d’opinion, démocratie délibérative et démocratie représentative.» (1) Sarkozy, Corps et âme d’un président, avec Georges Vigarello, éd. Perrin.
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