"Fais de cela un monument."
JEAN était un grand garçon au visage ouvert. Jean, c’était Maître Joe Nordmann, du barreau de Paris. Jean, donc, m’apportait une liasse de papiers. Des documents
dactylographiés, un peu pêle-mêle. On s’y perdait. La même
terrible histoire y était quatre ou cinq fois racontée.
C’étaient les témoignages directs des hommes de Châteaubriant
sur l’éxécution des otages d’octobre 1941. L’énumération des
martyrs, avec leurs fonctions, leurs professions, des
renseignements sommaires. Les dernières lettres, les
inscriptions relevées sur les planches des baraques. Puis
c’était coupé, ça recommençait. Un autre témoignage.
Pêle-mêle. On s’y perdait. Il fallait lire et relire pour se
débrouiller dans le drame, pour imaginer Châteaubriant, les
baraques, les diverses parties du camp, les miradors…
Là-dedans les gardes mobiles, l’officier Allemand qui arrive..
enfin toute l’histoire. Dés la première lecture, - songez que
jusqu’alors rien, absolument rien n’était connu de ces scènes
terribles, qu’ici pour quelqu’un qui n’avait pas été parqué
dans un camp de concentration, tout était révélation, mystère
Il y avait avec les documents un mot bref. Fais de cela un monument. Un mot bref pour moi. Un ordre. Je reconnaissais cette écriture. Frédéric. Je dis à ma femme : « tu vois ce qu’écrit Frédéric. » Frédéric, c’était notre chef à tous. Celui qui de quelque part en France portait depuis la première heure la responsabilité la plus haute, celui qui envoyait tous les Jean, tous les André. Celui dont les martyrisés ne dirent jamais le nom. Celui qui le premier dit de tirer au premier qui tira sur un Boche. Frédéric. Jacques Duclos. Fais de cela un monument. Ils sont comme cela, les Communistes. Ils ne doutent de rien. Jamais je n’ai ressenti comme ce jour-là le poids d’une responsabilité historique. Étais-je l’homme qui pouvait de cela, de cette chose énorme, inouïe et confuse, de cet amas de témoignages, de ces cris par miracle jusqu’à moi parvenus, tirer le marbre nécessaire, étais-je l’homme qui pouvait ordonner, mettre en lumière, oser couper (le pire), car il fallait couper, pour les besoins de la publication illégale… D’ailleurs, quels moyens avais-je de publier ce texte, à supposer que je l’eusse fait ? Alors, aucun. Il fallait pourtant le faire. A cause du petit mot de Frédéric, mais aussi pour les raisons qui avaient fait écrire ce petit mot à Frédéric. Pour tout l’espoir de ceux qui avaient, comment, on ne sait pas par quel prodige, fait passer par-delà les barbelés, les miradors, les fusils de Châteaubriant, ces témoignages, ces appels. C’étaient eux qui l’exigeaient de moi, comme Frédéric. Fais de cela un monument. « Qu’est ce que tu vas faire de tout cela ? » me dit Elsa. Je répondis : « Je n’en sais rien. » Jean était reparti. Nous avions parlé poésie, ensemble. Peut-être que lui avait douté de moi. Faire un monument… « Qu’est-ce que tu vas faire ? » me dit Elsa. « Parce qu’il faut faire quelque chose… » Eh oui, c’était bien mon avis. Mais toucher à cette chose sacrée. Je relisais les documents. J’en avais la sueur. Est-ce que chaque minute, est-ce que chaque hésitation n’était pas une trahison ? Cela peut paraître à beaucoup trés singulier, aujourd’hui, parce que nous sommes habitués à ce qu’a été la Résistance, à la littérature de la Résistance, aux éditions clandestines. Mais alors. Ce n’était d’ailleurs pas cela qui m’arrêtait. Si j’avais peur, c’était de ne pas être l’homme qu’il fallait. Pourquoi moi ? Pourquoi cet honneur à moi, précisément à moi ? « Il faut faire quelque chose » dit Elsa. « Qu’est-ce que tu vas faire ? me dit Elsa. La petite pièce de derrière, dans notre logement, donnait sur la Cité du Parc, qui est une cour étroite où il n’y a pas de parc, en face de la Préfecture. Sous ses ogives, à côté du poêle à sciure, tandis qu’Elsa travaillait dans la chambre, côté mer, j’avais repris les feuilles et j’écrivais. Il ne me restait qu’une chose à faire : ne pas me poser de questions, travailler. Un monument… Ce serait ou ne serait pas un monument. J’allais faire un montage, mettre de l’ordre, éviter les redites, rétablir la chronologie de ces journées, suivre les étapes du martyre… Ce serait toujours trop long. Comment faire ? Après tout, tant pis : celui ou celle qui avait tapé pour moi les documents n’avait pas reculé devant la peine. D’autres à leur tour… Les machines à écrire : une idée, pourquoi ne pas essayer de transmettre ce texte de machine à écrire à machine à écrire à travers tout le pays ? (C’est de cette expérience que sortit un peu plus tard le système des étoiles, renouvelé de la chaîne sans fin, que nous devions appliquer à tout le travail illégal des intellectuels des trente-sept départements méridionaux.) C’est ainsi que débutèrent les premières chaînes. Des voyageurs de passage à Nice, reçurent de moi ce texte, directement ou indirectement, mais le croyant (sa rédaction y aidait) venu de Paris. De Toulouse, de Lyon, de Montpellier, il repartit dans des directions divergentes. Dans les huit jours, il avait gagné Paris. Jean devait l’y trouver dans sa boîte, venu on ne sait de quelles mains. Personne n’imagina, jusqu’en septembre 1944 qu’il était de moi. A telle enseigne qu’il me revint de plusieurs côtés pour que je le retransmette. Et même une fois, à peu de temps de là, deux jeunes gens, J et S qui habitaient alors à Nice (le premier a été déporté en Allemagne, le second, arrêté peu après, put participer à la Libération de Paris) me l’apportèrent en grand secret : ils voulaient me demander de le corriger, le trouvant fort émouvant, mais mal écrit. C’était peut-être mal écrit, après tout. Mais la conspiration des machines à écrire en avait inondé le territoire. Le correspondant d’un journal argentin d’une part, et je crois Emanuel d’Astier qui venait de partir par sous- marin pour Londres de chez mon cher toubib-chef, le docteur A. E Lévy d’Antibes, qu’on a vu pour la dernière fois le 24 janvier 1945 entre Rybnic et Ratibor, avaient transmis à l’étranger ce texte. Chemin faisant, il lui avait poussé le titre Les Martyrs parce que sans doute je l’avais signé : pour les martyrs, leur Témoin. Onze pays neutres et alliés devaient rapidement le recevoir, et on imagine l’émotion qui nous saisit Elsa et moi, la première fois que nous l’entendîmes à la radio (ce devait être Boston). Londres, Brazzaville, Alger, Mscou, New-York.. plus tard, au procès Pucheu, la voix de Fernand Grenier devait reprendre ce témoignage, non pas le mien, mais celui que j’avais transmis. C’était peut-être mal écrit, ce n’était peut-être pas un monument.. Mais le monde entier avait par ce texte connu la terrible et grande histoire des vingt-sept héros qui tombèrent en chantant dans la Carrière, par ce texte avait été pour la première fois rompu le silence autour de l’héroïsme français. Cela, parce que ni les communistes dans le camps décimé, ni Frédéric, ni aucun de ceux par les mains de qui les papiers avaient passé, n’avaient douté de la nécessité de faire quelque chose. Parce que Frédéric avait écrit au dos ces quelques mots déroutants et disproportionnés. Si bien qu’Elsa m’avait dit : « Il faut faire quelque chose. » Et que le grand écrivain en question, l’année suivante, inconscient écho, l’avait répété : « .. Pour en faire quelque chose.. » C’était peut-être mal écrit, mais il n’y a rien au monde dont je sois plus fier que d’avoir écrit ce texte-là. Je vous jure que je donne tous les Paysan de Paris comme tous les Crève-Coeur pour ces quelques pages qui de machine en machine ont fait le tour de France et le tour du monde. Et que je remercie ceux qui ont refusé de l’écrire à ma place, pour m’avoir laissé cet honneur, pour avoir laissé à un communiste le soin de parfaire la renommée des communistes tombés pour la Patrie au lieu saint de Vendée, qui restera marqué sur la carte légendaire comme Roncevaux et les Aliscamp. Il s’est trouvé que j’ai été celui-là. Récit paru dans « L’homme communiste » (Gallimard. 1946.)
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