Chroniques 12/09/2009 

En attendant les barbares

Par GÉRARD LEFORT

Cette image est située et datée : 22 août 2009, base militaire française de Tora, province afghane de Saroubi, à l’est de Kaboul. Son actualité tient au conflit en cours en Afghanistan. Mais aussi à la modernité des équipements militaires : Des jumelles, un étrange binoculaire, des antennes, des fils, des engins, de quoi détecter, y compris électroniquement, la moindre chose. Mais quelle exactement ? Un mouvement de troupe ? La reptation d’un scarabée dans la vallée ? Certes, on peut supposer que la présence du photographe, son objectif fiché dans leur dos, a augmenté le zèle professionnel du couple de soldats. Mais tout de même, nous autres, que le cadre a juché par-dessus les épaules des observateurs militaires, nous nous demandons, scrutateurs au carré : qu’y a-t-il de si intriguant, inquiétant, dangereux, qui mérite un tel déploiement d’attention, une telle tension ? Au loin, ce fatras de montagnes, de vallées, de fleuve, est-il comme une charade dont on pourrait à force de vigilance résoudre l’énigme ? Peut-être le silence ? Peut-être le vide ? Peut-être l’insignifiance?

A l’aune de ces questions irrésolues, la fiction qui en découle est atemporelle. Du haut d’une colline fortifiée, des soldats toisent le paysage. C’est une saynète ancestrale, presque une parabole, aussi antique que l’art des remparts, aussi vieille que l’humanité dès lors que la civilisation des hommes a décidé qu’il y avait plusieurs mondes dans le monde, des «autres», des étrangers, des métèques, des ennemis. Ces légionnaires fortifiés pourraient être des centurions romains en garnison sur le mur d’Hadrien, surveillant par-dessus le limes britannique quelque signe d’hostilité écossaise. Mais aussi bien : des vigies sur la Grande Muraille de Chine guettant vers le nord la prochaine invasion mongole, ou, plus fondamental, plus immémorial, les deux héros d’un roman d’inaction.

Dans une petite ville perdue dans le désert, aux frontières lointaines d’un Empire aux contours indéterminés, la vie s’écoule paisiblement, au gré des saisons. Pourtant, la menace gronde. Les autorités sont formelles. Une invasion serait imminente. Les barbares vont attaquer, envahir. Qui sont-ils ? Des assassins? Des étrangleurs nocturnes. Des vampires ? Des sauvages ? Des révolutionnaires conspirant contre l’Empire ? Les sectateurs d’une divinité inconnue réclamant son tribut de sacrifices humains ? Ou de simples nomades qui ne demandent qu’à vivre sur des terres qu’ils considèrent comme étant la propriété de tous. Les yeux soudés à leurs jumelles, littéralement hors de la tête, nos deux personnages, ces héros, sortent du monde qu’ils croyaient sûr. Seuls au fond de leur casemate, à moitié enterrés, totalement isolés, narrateurs de leurs terreurs animales, ils délirent mais pas si fous, ils notent dans leur journal : «Et ce ne sont pas seulement les ennemis extérieurs qui nous menacent ; il en est aussi dans le sein de la terre ; au fond de nos entrailles, en notre cœur. Nous ne les avons encore jamais vus, mais les légendes en parlent et nous y croyons fermement…»

On aimerait pénétrer dans la profondeur de cette image, pervertir sa perspective, s’y matérialiser en spectre des remparts, taper sur l’épaule des soldats et leur conseiller d’abandonner leur obsession rétinienne pour lire un roman et un récit inachevé, qui sont comme le livre de bord de leur existence. Le roman s’appelle En attendant les barbares. Le récit se nomme le Terrier. John Maxwell Coetzee et Franz Kafka.

ps : Je suppose que c'est volontairement que Lefort a  mis de coté  "Le désert des Tartares", de Dino Buzzati , mais je ne sais pas pourquoi .

« Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation.
Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu'il endossa pour la première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se regarda dans la glace, à la lueur d'une lampe à pétrole, mais sans éprouver la joie qu'il avait espérée. Dans la maison régnait un grand silence, rompu seulement par les petits bruits qui venaient de la chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire adieu.
C'était là le jour qu'il attendait depuis des années, le commencement de sa vraie vie. Pensant aux journées lugubres de l'Académie militaire, il se rappela les tristes soirées d'étude, où il entendait passer dans la rue les gens libres et que l'on pouvait croire heureux ; il se rappela aussi les réveils en plein hiver, dans les chambrées glaciales où stagnait le cauchemar des punitions, et l'angoisse qui le prenait à l'idée de ne jamais voir finir ses jours dont il faisait quotidiennement le compte.
»

ps : Bien sûr j'écris/copie/colle  ça le jour où E.B nous promet à nouveau la fin de la Jungle de Calais .