Contre-informations - "Un soupçon de réel 2"
Claire Chevrier - Philippe Durand - Pierre Faure
Timothy Mason - Bruno Serralongue

Philippe Durand - "Still life armed response"

...Second volet d’un cycle intitulé " Un soupçon de réel ", cette exposition, dont le commissariat a été confié à Pascal Beausse, critique d’art, cherche une fois encore à mettre en doute nos certitudes sur l’image.
Au-delà des schèmes du banal et du quotidien, comment rendre compte du monde actuel ? Au-delà des modèles de l’enquête journalistique ou sociologique, comment produire une information alternative et critique ? Dans une conférence intitulée Qu’est-ce que l’acte de création ?, Gilles Deleuze développait l’idée de " contre-information ", déjà mise en place avec Félix Guattari dans Mille Plateaux, et qui lui permettait de définir l’acte artistique en l’opposant à l’information : " L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication à titre d’acte de résistance. " L’information selon Deleuze est un mot d’ordre, qui s’impose à l’individu. La contre-information, produite notamment par l’œuvre d’art, ne devient effective que lorsqu’elle produit une acte de résistance. Par leur position toute singulière dans la fabrique des représentations, insoumie à une logique de production communicationnelle, Claire Chevrier, Philippe Durand, Pierre Faure, Timothy Mason et Bruno Serralongue produisent cette contre-information, qui s’affirme comme acte de résistance aux standards de mise en forme de la réalité. Pascal Beausse

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L'ordinaire du réel, non du regard

L'art du banal, certes, à travers l'exemple éponyme d'un Warhol, c'est de prime abord l'inverse de l'affirmation d'une subjectivité : ce que Sami Ali décrit comme une subjectivité sans sujet, paradoxale dans la mesure où l'œuvre s'élabore grâce à ce qui la nie a priori, - la neutralité, la littéralité. Aujourd'hui, cependant, cette attitude paradoxale, pétrie de passivité et de travail en surface, est interprétée bien souvent comme une impasse. À quoi aboutit-elle, en effet, sinon au fait que le banal, comme victorieux de lui-même, finit par se commuer en spectacle incomparable ? La position des artistes des années 90 est différente. En termes de représentation et d'image, l'artiste va bien souvent partir du réel lui-même, de l'ordinaire, du banal tels qu'il les vit au quotidien, sans aller chercher plus loin qu'en bas de chez lui. S'il parvient à transfigurer ce réel, c'est non de produire de l'extraordinaire au sens strict - cela renverrait à ce spectaculaire qui resplendit chez un Warhol ou dans le pop art - mais de construire son propre monde, dans les termes d'une transmutation, non le monde banalisé que constitue la réalité en tant que telle.
Attaché à cette entreprise, chaque artiste va apporter au demeurant une réponse particulière et unique. On peut toutefois distinguer différentes " familles " de regards. Certains vont considérer le monde au prorata de cette idée qu'a développée Georges Pérec dans L'infra-ordinaire : s'attacher au presque rien, à l'anodin, à ce qui nous entoure, au manger, au boire, au dormir, puis élaborer l'œuvre à partir de là. Attachement à l'" endotique ", à l'extraordinaire proche de nous, comme a pu le dire Pérec, et non à l'exotique, cet autre extraordinaire que l'on va chercher au plus loin et ailleurs. Voir une vidéo de Yves Trémorin telle que We, other : durant une vingtaine de minutes, cette œuvre enchaîne par séquences des gestes anodins ou familiers prenant des dimensions parfois très oppressantes, par exemple le gros plan d'une femme pissant dans une cuvette.
Une autre attitude va consister à arpenter le réel, à le scruter pour y déceler quelque chose faisant partie a priori du monde de l'artiste, et cela quoique cette chose préexiste dans le réel. C'est Raymond Hains parcourant la ville, attentif à tel ou tel signe et disant que ses œuvres existent déjà, qu'elles crèvent les yeux mais que personne avant lui ne les a vues. C'est encore un Philippe Durand, qui montre au moyen de photographies reportées sur toile des situations du réel le plus familier, un réel souvent traité avec humour mais filtré par son regard. L'humour met à distance l'objet, il affirme un positionnement particulier du sujet, tenu dans une sorte d'écart. Une tendance intéressante dans la mesure où la transfiguration de l'ordinaire est acquise avec les moyens du bord. 

Dans un texte récent intitulé " Sur le fil du rasoir ", publié dans le numéro d'Art Press (avril 1999), Dominique Baqué fait le constat, s'agissant des images produites aujourd'hui, de leur réel désenchantement. Baqué vise en particulier cette génération qui aura ressassé jusqu'à plus soif, souvent de manière autarcique, le thème de l'intimité de l'artiste. Une génération portée par un idéal de défection dans son rapport au social. L'approche très critique de Baqué a le mérite de soulever la question de ce que l'image peut signifier aujourd'hui, en en marquant par rebond les limites. Le point de vue défendu, pour autant, peut paraître par trop pessimiste, surtout une fois rapporté aux actuelles esthétiques de l'ordinaire, des esthétiques fortes d'un authentique pouvoir de transfiguration. Autant que la question de l'ordinaire stricto sensu, c'est le regard que les artistes exercent sur celui-ci qui doit être pris en compte : sa spécificité, son intensité et, par voie de conséquence, son potentiel à représenter, ici indéniable.

Christine Macel
conservateur (Délégation aux arts plastiques),
professeur à l'école du Louvre, organisatrice d'expositions (Transit).
Commissaire du Printemps de Cahors 1999 et 2000


Philippe Durand, "Parcmètre, misère", 1996,
sublimation sur satin, 80x120 cm de la série
"Les Années Nonantes
"

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